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Le blog d'Alexandre

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  • Romans, essais, nouvelles, les pages qui s'accumulent, des textes, des images, des dizaines d'histoires racontées, d'autres qui attendent, mes meilleures amies. 2011 s'annonce, il est temps de les mettre au jour. De voir ce qu'elles ont dans le ventre.
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26 décembre 2010

Petite première

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La loi de la gravité

La vallée de Chevreuse est située à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Paris. Attention au vocabulaire. En fait de vallée, ce n’est qu’un passage légèrement creusé entre de petites collines de quelques dizaines de mètres de hauteur. Chevreuse, c’est la bourgade principale. La rivière qui serpente, elle, porte le joli nom d’Yvette. Son cours ne mesure qu’une trentaine de kilomètres de long, méandres compris. C’est un tout petit affluent de l’Orge dans laquelle elle se jette à Epinay, laquelle Orge va se jeter dans la Seine sale en deux bras, l’un à Viry-Châtillon, l’autre à Athis-Mons.

Ce bout de banlieue est plus que cossu. Ce sont plutôt des villas que des pavillons. Les habitants, des cadres, des professions libérales. Le mètre carré s’y vend à des prix prohibitifs. Les bouts de forêt qui y subsistent, protégés par une convention de parc régional, lui confèrent un aspect bucolique. Comme les étangs de Ville-d’Avray pas très loin, Fontainebleau plus au Sud, Montmorency ou Chantilly au Nord, la vallée de Chevreuse est un havre dans la mégalopole, un lieu de luxe où la plèbe est prohibée. On y vote décemment pour de débonnaires patriarches, sénateurs-maires, députés, conseillers bien-pensants, issus des rangs historiques de la droite française, patrimoniale et fière de l’être, installés dans leurs fiefs respectifs depuis toujours : Saint-Rémy, Magny, Choisel, Dampierre, Gif, Bures, jusqu’à Orsay.

Ce coin privilégié s’est orienté depuis les années 60 vers l’estudiantin. Attention là aussi : pas question d’y voir débarquer les hardes gauchistes et mal famées de Nanterre ou de Saint-Denis. La communauté de communes a opté pour le haut de gamme. Supélec, Polytechnique, Sup Optique, le Centre d’Essais Atomiques… Campus feutrés, étudiants sélectionnés. Une jeunesse calme et correcte, bienséante en ces fiefs de notables où abondent les maisons de retraite pour ancêtres fortunés.

C’est aussi un lieu de promenade privilégié pour les banlieusards. Chaque week-end voit les stations du RER B, la N118, l’autoroute A10 et la Francilienne déverser des promeneurs par milliers qui viennent profiter des quelques hectares sylvestres restants : ceux de la Haquinière, des confins de Rambouillet, etc. Il s’y trouve également quelques châteaux, des restes d’abbayes et de moulins, de belles halles de bois et d’ardoises. Il y a des plaques dans tous les cœurs de vieux villages pour commémorer les gloires locales. Les zones piétonnes y sont médiévalisées à grand renfort de puits restaurés, de panneaux en bois gravés de lettres gothiques, de ruelles savamment repavées avec des enseignes d’antiquaires, de pâtisseries et de salons de thé hors de prix.

Le vallonnement du lieu obligea dés 1850 les ingénieurs à y édifier divers ouvrages pour y faciliter les passages, trains, eau... A cheval sur trois des communes du parc, il y a ainsi le Viaduc des Fauvettes. C’est un ancien ouvrage construit par la SNCFà la fin du XIXe siècle qui avait projeté une ligne Paris Chartres. Comme les constructions de ce type étaient coûteuses, les constructeurs en avaient restreint le nombre en adoptant un tracé éloigné des agglomérations. Cette disposition malhabile dissuada la clientèle potentielle et l'exploitation de cette portion de ligne, très déficitaire, ne dura que quelques années. Mal pensé donc, et de plus gravement détérioré par une bombe en 1944, le Viaduc fut abandonné à son sort jusqu’au début des années 80, dressant inutilement ses arches élancées émergeant d’un bois chétif, à quelques encablures des habitations. Il ne servait plus qu’à abriter des noubas nocturnes d’adolescents alcoolisés, ceux-ci s’y amusaient à jeter de son faîte tout ce qui leur passait par les mains et dont leurs caboches embrumées se réjouissaient de provoquer la chute : caddies de supermarché, scooters volés, etc. Le pied de l’édifice était de ce fait devenu une décharge à ciel ouvert.

La géologie de la région parisienne est désespérément plate. Les seules verticalités naturelles sont les blocs gréseux de la forêt de Fontainebleau dont le plus élevé, la Dame-Jouanne, n’excède pas douze mètres. Un crève-cœur pour les alpinistes et autres amateurs de vertiges pourtant nombreux dans la métropole. Eh oui, bien avant Chamonix ou Briançon, Paris est de loin la première ville grimpeuse de France. Multitude oblige. Alors cette population particulière s’est toujours débrouillée comme elle a pu pour assouvir ses besoins compulsifs d’acrobaties ascendantes. Certains ont imaginé des enchaînements de circuits sur les blocs bellifontains, d’autres ont inventé des structures artificielles géantes dans d’anciens hangars et bâtiments industriels désaffectés, toujours dans de sinistres friches délaissées, et il parût évident à d’autres que ce Viaduc à l’abandon était potentiellement la plus belle falaise d’Ile-de-France. Je fus de ceux-là. L’idée en elle-même n’était pas révolutionnaire. En ces temps héroïques de l’explosion de l’escalade sportive, dite « libre », « à mains nues » pour les plus ignorants (j’ai rarement croisé des grimpeurs équipés de moufles ou de gants de boxe), on escaladait un peu tout et n’importe quoi. J’ai moi-même gravi des murs de collège, des châteaux d’eau et des édifices religieux, ces derniers plus clandestinement. J’en connais d’autres qui gesticulèrent sur les digues de la Loire à Orléans, sur les blockhaus du Mur de l’Atlantique ou sur les murs de la forteresse de Montjuïc à Barcelone. Le Viaduc des Fauvettes lui-même avait déjà subi les assauts de rares pionniers fanatiques quelques années plus tôt, mais la mise aux normes de l’édifice selon les préceptes de la toute jeune Fédération Française de la Montagne et de l’Escalade qui essayait de mettre un peu d’ordre et de sécurité dans cette effervescence restait à faire. Un mien camarade créa donc une association 1901 dite des « Amis du Viaduc » afin de nous donner les moyens administratifs et financiers de réaliser cette fadaise.

Ce fut un travail de longue haleine. Assis dans nos baudriers, nous nous suspendions à des cordages noués aux rambardes rouillées et nous nous acharnions à percer les meulières scellées au béton qui composaient les piliers pour y creuser des prises et installer les scellements de protection. Pour ce faire, nous devions faire chauffer les mèches de nos perceuses au rouge. Nous en coincions et en cassions beaucoup. C’était harassant, le parking était loin et nous devions porter les dizaines de kilos du matériel nécessaire dans les bras et sur le dos, mais c’était assez grisant aussi. Nous étions en train de « construire » LA falaise des parisiens, accessible en transport en commun, alors que la première paroi naturelle grimpable était à plus de 200 km et en outre complètement misérable. De plus, le système en arches de la construction nous permettait de jouer aux chauves-souris et de grimper la tête en bas, dans des itinéraires totalement déversants. Et puis on pouvait s’y gorger les bras d’acide lactique même par temps pluvieux, avantage irremplaçable quand on connaît le climat de par là-haut.

Finalement, le résultat fut là. La Fédération avait établi un bail emphytéotique avec les communes concernées pour le rituel franc symbolique, ainsi naquit le site d’escalade du Viaduc des Fauvettes, passage incontournable de la grimpe parisienne, au même titre que les Trois Pignons, le Cuvier, le mur de Sevran, les salles de Thiais, de Pantin ou de Villejuif. Passionnant, n’est-ce pas ?

L’escalade y était rude, désagréable. Les rebords aiguisés de la meulière sciaient les doigts. Il n’y avait aucun repos naturel, aucune des subtilités qu’offre le calcaire. Il fallait fuir vers le haut, de face, basiquement, les mains écorchées, les orteils écrasés dans nos chaussons trop petits, serrés comme ceux d’un danseur dans ses pointes. trente mètres de continuité pure qu’on finissait haletant, brisé. Dans les voies les plus dures, nous n’avions taillé aucune prise. Il fallait se contenter des rebords millimétriques des pierres, quasiment intenables. Seuls les plus agiles et les plus résistants pouvaient envisager d’enchaîner ces itinéraires.

J’ai passé des centaines d’heures sur ce Viaduc, à y grimper et à l’entretenir. Nous formions une tribu, nous riions beaucoup, nous nous y lancions des défis insensés qu’aucun de nous ne remportait jamais. Nous nous encouragions follement, nous tombions sans cesse, retenus par nos cordes. Nous nous y entraînions, rêvant de nos voyages vers des sites plus nobles, Verdon, Tarn ou Calanques, dés que nous en aurions la possibilité. Nous fanfaronnions pas mal également, épatant l’air de ne pas y toucher les promeneurs ébahis qui contemplaient incidemment nos acrobaties. Ce fut une part de ma jeunesse, plutôt folâtre et agréable, pas la pire en tout cas.

Mais la tribu des grimpeurs du Viaduc n’était que cela et rien de plus : une bande. Même pas un clan. On y partageait une passion, on en parlait énormément, parfois on allait boire une bière après et c’était tout. Il n’était pas question d’amitié là-dedans, le lien se limitait à la parade et à l’encordement. Et, particularité de cette gymnastique de plein air, pas de fraternisation de vestiaire, pas de problèmes d’hommes évoqués sous la douche. Cela m’a fort bien servi, pendant quasiment tout mon temps, moi qui pouvais ainsi maquiller mon mal-être et mes handicaps sociaux derrière la facticité d’une coalition circonstancielle. C’était un milieu presque exclusivement masculin, les pudeurs, les complexes affectifs et le difficultés relationnelles s’y dissimulaient sous la testostérone, les fibres musculaires hypertrophiées et l’adrénaline. C’est un monde que j’ai définitivement quitté en migrant vers Marseille au début des années 2000.

Néanmoins j’ai eu un ami. Je l’ai rencontré au hasard d’un caillou quelconque, nous avons formé cordée ensemble maintes fois, mais il n’y eut pas que ça. Nous nous sommes réunis implicitement à travers bien sûr des goûts communs, mais aussi des manières de voir instinctives, cet impalpable sentiment qui nous pousse à nous reconnaître agréablement dans les propos de l’autre. Et puis sa compagnie me lénifiait, lui était attendri par mes excès. Nous nous complétions assez, nôtre binôme fonctionnait plutôt bien. D’ailleurs on nous comparait souvent à un vieux couple. Nous nous aimions suffisamment pour partir loin et longtemps en tête-à-tête. Nous avons grimpé à l’étranger, sur de hautes montagnes, dans des voies difficiles. Nous échangions aussi des livres, des disques, des fous rires et des silences complices… Il m’a accueilli et consolé lors d’un horrible chagrin, je l’ai écouté et épaulé pendant la déroute de son couple, nos fils n’avaient que peu de différence d’âge. On se téléphonait plusieurs fois par semaine, on faisait des footings lents et hilarants autour du lac du Bois de Boulogne, on essayait de se voir le plus souvent possible. Je ne lui ai jamais dit, mais j’éprouvais une admiration secrète pour son flegme, sa droiture, son ironie… Tout ce dont j’aurais tant désiré être pourvu. Pas de jalousie. C’était juste un homme important pour moi. Comme je crois l’avoir été pour lui, à ma manière.

Ma fuite méridionale, les affres qui furent les miens à cette époque, ma pathologie abandonnique, ce que tout cela interférait fit que j’opérai une véritable amputation de mon passé, je voulais imbécilement arriver vierge à Phocée. Ce ne fut pas difficile. Il me suffit de rompre avec ma compagne de l’époque et de ne plus répondre aux sollicitations de mon ami. Eux deux étaient mon seul patrimoine humain. Le reste n’était que superficiel. Quant à mes enfants…

Et puis les années ont passé. J’ai commencé à vieillir ici, la bataille avec moi-même, mon pire ennemi, a commencé et a fini par m’occuper quasiment à plein temps, et enfin je pouvais grimper régulièrement sur du calcaire. Du vrai. Du beau. J’étais comme qui dirait à ma place. Celle-ci, tapissée de mon narcissisme, était une « single », un siège baquet dans lequel il n’y avait aucun espace pour quiconque d’avant. Pas même un strapontin. Je me suis entièrement consacré à ma nouvelle condition provençale, rejetant avec une facilité mystérieuse mes amours passées.

Cependant Le flegme de mon ami n’était qu’apparent. A l’intérieur de lui grouillaient les iules d’une terrible mélancolie, une détestation morne de lui-même, un effondrement régulier de son envie d’être, toutes choses qu’il camouflait derrière une impavide façade de calme souriant. Je ne fus pas assez fin durant notre temps commun pour déceler cela, j’étais bien trop égoïste. Je savais simplement que les ratages amoureux rythmaient son existence. Il me les racontait à l’époque avec un détachement et une autodérision qui me convenaient, il n’y avait pas à s’inquiéter. Dans sa bouche, il s’agissait de normalité, d’ordre des choses. Nous nous en moquions souvent, il était d’ailleurs encore plus narquois que moi à son propre égard. Il me fut donc confortable de soupeser sa neurasthénie comme secondaire, son désespoir comme anecdotique.

D’ailleurs, j’écoutais avec un mélange de gêne et de distraction les dernières confidences qu’il me livra un soir où, méditerranéen de longue date, je l’avais totalement rayé de mes cadres, il m’appela au milieu d’une nuit pour me signifier d’une voix à la douceur maladive son état de solitude et les souffrances de sa hanche plusieurs fois opérée qui le démantelaient. Après de vagues propos mollement solidaires, je raccrochai de lui avec une sensation de soulagement, à la fois heureux de l’avoir écouté et content que cela se termine, sachant sans me l’avouer que s’il ne renouvellerait pas son geste, je ne complairai dans cette absence, immobiliste.   

Je ne savais pas bien sûr que c’était la dernière fois que je l’entendais. Nous apprîmes par la suite qu’il avait mis à profit les mois qui suivirent cet appel (ainsi que d’autres qu’il passa à ses proches à la même période) pour organiser son suicide avec un souci du détail terriblement méthodique. Il géra les suites de sa disparition auprès de sa banque, de son assurance, de son notaire, veillant à ce que tous ses biens soient correctement transmis à son fils avec le moins de frais et de tracasserie administrative possible pour lui. Il régla l’agencement et le coût de ses propres obsèques pour soulager sa famille. Dans le même temps, il étudia pointilleusement les différents critères techniques nécessaires à l’atteinte de son but, pour parvenir à ses fins, sa fin.

Il avait en effet choisi de longue date de se jeter du haut de notre Viaduc. Se jeter, c’est la chose sûrement la plus facile à réaliser, surtout pour un grimpeur. Le geste simple, la logistique légère. La symbolique par contre nous échappa, à ses proches comme à moi. Etant parisien, les lieux élevés du sommet desquels il aurait pu concrétiser sa chute ne manquaient pas. Sauter du haut du Viaduc des Fauvettes, cela signifiait prendre son véhicule, rouler pendant presque une heure, se garer sur un parking forestier retiré et marcher encore de longues minutes. Il avait donc vraiment élu ce site. Peut-être parce que celui-ci était ouvert aux quatre vents, accessible 24 heures sur 24 et désert en semaine à partir de la tombée de la nuit, il y aurait eu plus de risques d’échec intra-muros. Peut-être… Où bien fut-ce autre chose qui le mobilisa, nul ne le sait.

Dans son élaboration, il avait inclus le facteur temps. Nous l’avons lu dans le courrier explicatif qu’il laissa sur son ordinateur, il ne voulait pas se détruire avant que son fils ait obtenu son baccalauréat. Mais les souffrances qui l’assaillaient corps et âme durent être telles qu’il ne put faire autrement que d’avancer la date de son projet. Il mit celui-ci à exécution lors du début d’année de la terminale de son héritier. Un autre problème plus stratégique s’était posé à lui également : La hauteur maximale de l’édifice. En son centre, là où le vallon est le plus creux et le pilier le plus haut, elle n’excédait pas trente-cinq mètres. Or, en bon ingénieur de formation, il avait étudié cette distance et en avait déduit que celle-ci, brute, laissait augurer une marge, certes infime, d’insuccès potentiel de son entreprise. Il résolut l’équation avec le même pragmatisme qui avait présidé à toutes les étapes de sa préparation. Il calcula que pour obtenir cent pour cent de chances de réussite de son projet avec cette hauteur donnée, il lui suffisait de sauter la tête la première, de plonger, ce qu’il fit ce jeudi soir tard, majestueux saut de l’ange dans la nuit, ses ténèbres l’attendaient, elles l’accueillirent doucement.

La suite fut ce deuil terrible des suicidés, ces trépassés hors normes, inconfortables. Son fils me prévint, retrouvant mes coordonnées dans les archives paternelles et se souvenant de notre amitié défunte lorsqu’il était petit garçon. Je montai donc à la cérémonie de la crémation qui devait se dérouler dans un improbable funérarium du nord de la capitale. La stupeur régnait sur le cercle des pleureurs lors des funérailles, la culpabilité aussi. Et puis il y avait ce garçon, plus un enfant mais encore si jeune. Et puis son père. L’image effroyable de ce grand vieillard, près de quatre-vingt dix ans, tremblant de douleur au-dessus du caveau… J’en suffoquai, je m’enfuis du cimetière avec une lâcheté de galeux et pris le premier train qui me ramena tard dans la nuit à Marseille. Cinq heures plus tard, je haletais encore.

Peu après, je donnai tout son sens à l’expression « voulez-vous supprimer ce contact » dans mes agendas électroniques. Un terrifiant saisissement.

Je mis six mois à concevoir mon projet. En réalité celui-ci s’élabora en moi de façon assez inconsciente, il ne s’imposa à mon esprit qu’une fois quasiment abouti. J’eus donc l’impression d’obéir à une impulsion. A la fin du printemps de l’année suivante, je contactai une ancienne amie grimpeuse de par là-haut. Emportant un sac de matériel je repris le train pour Paris, passai la soirée avec elle, puis la nuit. Durant toutes ces heures, je m’enivrai consciencieusement. Et c’est torché comme un polonais que j’arrivai le lendemain matin au pied du plus haut pilier du Viaduc.

C’était une journée orageuse. L’air était déjà étouffant, immobile, le ciel noirâtre. Des nuées de mouches minuscules tournoyaient autour de nous, recouvraient des portions entières de la corde que j’avais disposée dans une bâche sur le sol sableux. Il est une expression propre au jargon des grimpeurs qui dit qu’on porte une corde comme cela, non lovée, en vrac dans cette toile dont on tient les quatre coins, « en linceul ». J’étais tellement saoul que je mis plusieurs minutes à réussir mon nœud d’encordement. Un drap de sueur fielleuse m’enrobait avant même que j’entame ma varappe. Ma camarade de jeu me regardait faire, hébétée. J’écrasai mes pieds dans mes ballerines, enduisit mes mains de magnésie puis attaquai l’ascension.

Au bout de quelques secondes, je compris que ça allait très mal se passer. L’alcool me battait les tempes, j’essayai vainement de réguler ma respiration, de me relâcher et d’enchaîner mes gestes mais mes membres étaient tétanisés d’alcool, de manque de sommeil, de peur et de tristesse. J’accomplis quand même mon calvaire, geignant tout du long, arrivant au sommet dans un état de frayeur proche du malaise. Malgré l’assurage vigilant de ma partenaire, cent fois je crus tomber au sol, cent fois je crus voir me frôler l’ombre volante de mon camarade se précipitant vers le bas. Je mis un temps infini à effectuer les manœuvres nécessaires à ma descente, persuadé à chaque instant de commettre l’erreur fatale. J’entrepris celle-ci, crispé d’un effroi de débutant, serrant mon lien compulsivement dans mes poings, gémissant des « doucement… doucement… » à celle qui pourtant me descendait avec une attention maternelle. Quand ma coéquipière me déposa, je m’effondrai, pleurant, morvant, mes mains étaient dans un tel état que ce fut elle qui dût me détacher.

Je ne suis plus jamais remonté à Paris depuis ce jour. Jamais je ne retournerai au Viaduc des Fauvettes. Je voudrais pouvoir ouvrir la terre pour que cet objet s’y effondre, en silence. Je voudrais apprendre qu’il a implosé, comme ces immeubles désaffectés que les artificiers minent. Ma honte, ma vergogne, mon dol y disparaîtraient peut-être avec ses pierres en ces abîmes, dans le nuage de poussière que ce genre d’écroulement soulève. Comme mon cœur.

A Pilou

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